Et coule la Sarre

Dans mon jardin

Et coule la Sarre

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Épisode du mercredi 20 janvier 2021 à 13:38

Et coule la Sarre

Elle nous semble si courante, si banale qu’on a tendance à l’oublier. La rivière Sarre est une compagne silencieuse de notre environnement et de notre histoire. Naissant dans le massif des Vosges, de la Sarre rouge et de la blanche, elle délimite sur plusieurs kilomètres la frontière entre deux pays et sait se faire rappeler lorsqu’elle est en crue, avant de se jeter dans la Moselle à Kontz en Allemagne. Comme le poète romain Ausone qui aimait tant conter Saravus, il y aurait tant à dire sur cette compagne. Nous allons aborder dans cette chronique une formation végétale typique des bords de rivière et qu’on  retrouve tout naturellement dans le val de Sarre, les ripisylves. Je suis profondément attaché à ce type d’environnement dont j’ai également la charge de conservateur d’un site protégé.

 

Signifiant littéralement forêt riveraine des cours d’eau, la ripisylve est réputée au sein de la communauté scientifique et du monde naturaliste pour leur extrême originalité et leur biodiversité exceptionnelle pour des milieux forestiers. Bien évidemment ce ne sont pas des forêts auxquels le grand public est habitué et pourtant elles sont tellement plus riches.

La rivière n’est pas un élément statique. Lors des crues, elle dépose des sédiments sur les berges, dépose aussi des arbres déracinés, érode également les berges. En bref, elle façonne le paysage. Il faut garder à l’esprit que la Sarre n’a pas toujours eu le lit qu’on lui connaît actuellement. Des milliers d’années auparavant, son lit était plus haut et serpentait ailleurs. C’est grâce à divers indices géologiques qu’on le sait. On a ainsi aux abords de la rivière une topographie chahutée, qui n’est pas sans conséquence sur le paysage. La topographie chahutée avec des creux et des bosses crée par la rivière via son travail d’érosion active et les dépôts d’alluvions, favorise le développement de formations végétales très hétérogènes. On y trouve donc des milieux herbacés du type prairies ou pelouses semi-naturelles en cours de colonisation plus ou moins avancée par des arbres ou arbustes. À cette hétérogénéité spatiale, il faut ajouter celle imposée dans le temps par la rivière qui, à tout moment, peut creuser, arracher, remblayer, restructurer ou au contraire déposer des limons nutritifs. L’espace exerce en retour une forte action sur le cours d’eau à différents niveaux dont la forme du lit, la présence d’éléments tels que des îles, des arbres arrachés (on parle d’embâcle) ou des bancs de sables et de graviers. Leur présence constitue un obstacle à l’eau lors des crues tout en facilitant le piégeage des sédiments transportés. Pour cette raison, on ne parle pas d’un écosystème mais d’un complexe d’écosystèmes imbriqués entre eux, une sorte de système temporel sans cesse en évolution.

Ces contraintes sont favorables à des arbres qui doivent être capables de résister à la violence des crues, au déchaussement des racines, pouvoir repartir rapidement après arrachage. C’est ainsi typiquement le royaume des saules, des peupliers et des aulnes. Il y aurait tant à dire sur les saules mais, en observant bien, on peut trouver de magnifiques saules têtards, fruits du travail des hommes, tout un patrimoine agricole qui jalonne cet environnement. C’est aussi le royaume du castor, qui a fait son retour dans le secteur et dont un œil attentif pourra observer les indices de son labeur.

 

Les ripisylves ont plusieurs fonctions essentielles. Elles ralentissent les ondes de crues et stockent une partie des excédents qui s’étalent dans la plaine alluviale et retourneront vers la rivière les jours suivants après avoir déposé leur charge organique. C’est une aubaine pour toutes les végétations des prairies permanentes qui la borde. C’est aussi l’occasion d’observer les coquilles vides des mollusques qui se seront déposées, faire connaissance avec les corbicules et même des moules (oui, il y a des moules dans la Sarre), les dresseines.

Les systèmes racinaires des arbres près des rives consolident celles-ci et protègent celles-ci de l’érosion. Une partie des arbres finira néanmoins par être arrachée et basculée dans la rivière. Ils seront redéposés plus loin sous forme d’embâcles ou d’arbres géants échoués sur des îles ou des grèves. Ils serviront de nourriture pour toute une faune d’invertébrés décomposeurs ou d’abris ou de refuges pour les oiseaux nichant au sol ou des mammifères.

Les arbres des ripisylves prélèvent en permanence de l’eau et des sels minéraux (dont des nitrates) dans la nappe alluviale via leurs racines ; ils permettent ainsi d’améliorer la qualité de l’eau.

 

La richesse et l’originalité des ripisylves viennent ainsi de leur instabilité permanente. Elles représentent un formidable réservoir de biodiversité tant végétale qu’animale à cause de leur hétérogénéité, de leur instabilité et donc de la diversité des niches potentielles pour des espèces spécialisées. Leur rôle de corridor forestier naturel (comme les haies qu’on a vue la semaine dernière) complète ce rôle majeur.

Les ripisylves sont ainsi des forêts humides luxuriantes en végétaux (dont de nombreuses lianes ligneuses) et animaux, avec une architecture complexe, qui n’est pas sans rappeler une forêt tropicale. Pas besoin d’aller au bout du monde pour l’exotisme.

Nombre d’évènements récents dramatiques montrent que le maintien de telles zones de freinage des crues est fondamental pour abaisser les risques d’inondations. Il est indispensable, pour la sécurité des populations, à freiner une urbanisation irréfléchie et rendre à la rivière son territoire.

Ainsi coule une rivière libre, certes source d’instabilité permanente, mais créatrice d’une fabuleuse richesse. C’est un écho à la célèbre citation du philosophe Nietzsche « il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse »

 

Chronique réalisée par Gilles, ethnobotaniste et mycologue.

 


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